Trop tôt sorti du nid
Trop tôt sorti du nid
LE MONDE 04.01.05
Le prématuré perçoit très bien le monde qui l'entoure. Les néonatologues s'efforcent d'en tenir compte, et l'aident à tisser le lien avec sa mère. Comme environ 50 000 enfants par an en France (soit un peu plus de 6 % des naissances), ce bébé-là est arrivé trop tôt. Et pas seulement avec un petit mois d'avance sur les 40 semaines de gestation propres à notre espèce ! Agé de 33 à 34 semaines (faible prématurité), de 29 à 32 semaines (grande prématurité), voire de 26 à 28 semaines (extrême prématurité), il nécessite dans tous les cas une prise en charge en service de néonatalogie. Pour les parents, brutalement confrontés à un petit être chétif, fragile et parfois en danger de mort, l'angoisse est à son comble. Elle ne s'apaisera souvent qu'après le retour à la maison du nouveau-né, et parfois bien plus tard.
Et pour le bébé ? De ce premier et rude contact avec l'univers ex utero, on ne sait guère ce qu'il gardera ni ce qu'il en ressent. Mais la médecine néonatale ne se contente plus, désormais, de lui prodiguer des soins de subsistance. Convaincus que le vécu hospitalier des prématurés conditionne en partie leurs premières années de vie, médecins et soignants portent de plus en plus d'attention à leur environnement, aux stimulations qu'ils reçoivent, aux relations qu'ils développent avec leur famille. Avec des résultats qui, souvent, dépassent leurs espérances.
Organisation du suivi périnatal en réseau, évolution des soins dispensés dans les services de néonatalogie, prise de conscience du rôle majeur de la relation précoce entre la mère et son enfant : après avoir longtemps cru que le prématuré, absent au monde, devait grandir dans un espace fermé, isolé, imitant au mieux l'abri utérin qu'il venait de quitter, on s'efforce désormais, au contraire, de l'intégrer au plus vite dans sa nouvelle vie. Même lorsqu'il ne respire pas encore de façon autonome, la plupart des services hospitaliers font en sorte que les parents puissent venir voir leur bébé. Le toucher, le prendre dans leurs bras, s'en occuper par petites touches. Mais les progrès doivent aussi tenir compte du fait que le prématuré, dès sa naissance, perçoit avec acuité le monde qui l'entoure.
Toucher, kinesthésie, odorat, gustation, audition : même lorsqu'il naît à 25 semaines (seuil en deçà duquel la naissance n'est pas prise en charge en France), tous ces systèmes sensoriels sont déjà en état de marche. Seule la vision s'affinera un peu plus tardivement, mais l'œil, dès 25 semaines, perçoit déjà les fortes variations de luminosité. A sa naissance, le bébé appréhende donc de multiples manières son environnement immédiat. Ce qui, en milieu hospitalier, est loin d'être une sinécure.
Si le bruit généré par l'incubateur, autrefois très élevé, n'est plus désormais que de 30 décibels (moins que le bruit cardiaque intra-utérin), cette "isolette" aux parois de verre fonctionne comme un amplificateur pour les sons générés par l'activité du personnel soignant. Ce sont ainsi des bruits allant de 40 à 60 décibels, avec des pics à 90 décibels, qui parviennent encore aux oreilles de son occupant et perturbent son sommeil. Des efforts restent donc à faire pour améliorer les systèmes d'isolation phonique des salles de soins, notamment de l'espace entourant l'incubateur.
Si la lumière, permanente et souvent violente, semble moins nocive au prématuré que le bruit, il n'en va évidemment pas de même des stimulations douloureuses (manipulations, piqûres, petites interventions chirurgicales) auxquelles il est régulièrement soumis. Les mimiques faciales ou gestuelles d'un bébé en souffrance (plissement des traits, dilatation pupillaire, ouverture de la bouche, poings serrés) sont d'ailleurs très parlantes, et les équipes soignantes, lors des soins ou du gavage - l'horrible mot ! -, sont progressivement devenues plus attentives à les entendre.
La plupart des traitements antidouleur ne pouvant être utilisés, chacun expérimente ses petits moyens pour adoucir ces mauvais moments. "Si l'enfant est alimenté sans difficulté, l'administration d'un peu d'eau très sucrée, quelques minutes avant un geste douloureux, atténue efficacement la perception de la douleur ; une tétine tout au long du geste, pour les nouveau-nés qui possèdent le réflexe de succion, joue aussi ce rôle", souligne Christian Dageville (Le Début de la vie d'un grand prématuré, éd. Erès 2004, 238 p., 13 €). Pédiatre et néonatologue hospitalier à Nice, il précise que les caresses, comme l'imposition des mains, donnent également de bons résultats.
Car le nouveau-né, quelle que soit sa précocité, semble extraordinairement sensible au toucher. Un savoir ancestral intégré dans la vie courante, depuis des millénaires, par de nombreuses civilisations, que les services hospitaliers commencent à redécouvrir - sous l'impulsion notamment de la psychologue américaine Tiffany Field, spécialiste reconnue des thérapies par le toucher à la faculté de médecine de l'université de Miami. Au point, pour certains, de pratiquer des massages aux prématurés de façon régulière et systématique.
"Le type habituel de massage utilisé en service de néonatalogie ressemble aux massages suédois, avec l'application de pressions lentes sur chaque partie du corps tour à tour", explique Joëlle Provasi, psychologue spécialiste des tout-petits et auteure, avec la psychologue Henriette Bloch et le docteur Pierre Lequien, d'un excellent ouvrage sur L'Enfant prématuré (éd. Armand Colin 2003, 198 p., 20,50 €). Depuis une dizaine d'années, les études se multiplient qui montrent que ces massages entraînent, à quantité de nourriture ingérée équivalente, une augmentation de la prise de poids journalière. Selon leurs auteurs, cette prise de poids accrue s'expliquerait par une diminution du stress. Conséquence : une sortie anticipée de l'hôpital, d'où un confort accru pour les familles et une diminution des frais hospitaliers.
"Pendant ces séances de massage, qui durent environ quinze minutes chacune à raison de trois séances par jour, il est très important que l'adulte essaye de garder le contact visuel avec le bébé, tout en lui parlant", précise-t-elle. On sait, en effet, que les prématurés synchronisent mal les différentes informations sensorielles qui leur parviennent. Qu'ils ne font pas spontanément le lien, par exemple, entre la voix qui leur parle et la main qui les touche. Or il semble bien que cette difficulté à traiter l'information provenant de stimuli complexes perdure au-delà du stade de nourrisson, et qu'elle soit à l'origine des problèmes scolaires fréquemment recensés chez les enfants prématurés.
"Lorsqu'on observe leurs performances aux différentes épreuves rendant compte des échelles de développement (mathématique, linguistique, logique), on se rend compte que ces enfants éprouvent davantage de difficultés dans l'intégration d'informations complexes, et particulièrement dans le traitement de plusieurs informations simultanées", ajoute Joëlle Provasi. Certes, ce handicap cognitif - souvent jugé de façon globale comme un manque d'attention ou de concentration - s'atténuera avec l'âge et ne laissera le plus souvent que peu de traces sur la qualité de vie du prématuré devenu adulte. Mais on peut aussi espérer que ces difficultés de traitement de l'information soient en partie compensées par une prévention environnementale mise en œuvre dès la naissance.
"Pour l'aider à établir le lien entre ses différentes perceptions, les parents comme le personnel soignant doivent veiller, autant que possible, à ce que le bébé puisse les entendre, les voir et les sentir en même temps", insiste la psychologue. Chercheurs et pédiatres rappellent également que tout programme de stimulations sensorielles mené sur un tout-petit doit tenir compte de sa réceptivité, et se dérouler, idéalement, lorsqu'il est en état d'"éveil calme". Or, plus le nouveau-né est précoce, plus ces instants sont fugitifs : de dix minutes par cycle de trois heures chez le bébé né à terme, ils ne sont plus, chez un prématuré, que de quelques minutes par cycle d'une ou deux heures... Pas toujours facile d'être là au bon moment ! Mais le mieux-être de cette toute petite personne est, aussi, à ce prix.
Catherine Vincent
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